Participations au Fanzine "Fun en Bulles"

Illustration d'un texte de Jérôme Pinon (Feb n° 33 - Mai/juin 1998)

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L'Homme noir, âgé de quatre cents ans et pourtant pourvu d'un corps demeuré miraculeusement jeune, beau et fort, se mit à courir seul, délivré, soulagé et empli d'un espoir indicible.
Ses pieds nus, aux chevilles marquées par les chaînes, foulaient le sol haï. Ses muscles sculptés s'actionnaient inlassablement. La transpiration suintait de sa peau striée de traces de coups de fouet, preuves irréfutables de son calvaire séculaire.
Le regard braqué sur l'horizon, l'Homme noir courut huit jours et huit nuits, pensant tantôt à ses retrouvailles avec son Afrique, tantôt à ces quatre siècles passés sous le joug du tyran blanc.
L'Homme noir haïssait l'Homme blanc. Il se promettait de tuer tous les blancs car il les jugeait unanimement responsables du malheur de son peuple, ainsi que de son propre malheur.
Bien que le garçonnet fut blanc. l'Homme noir s'en approcha et lui demanda ce qui s'était passé ici. Entre deux sanglots, l'Enfant blanc balbutia: "Les soldats sont venus et ils ont tué tout le monde, mon papa, ma maman, mes deux frères et ma petite soeur Juliette. Moi. j'ai réussi à rue cacher. Ils ne m'ont pas vu et ils sont partis. Alors, je suis sorti de la malle. Mais maintenant, je suis tout seul." A l'énonciation de l'horrible vérité, l'Homme noir ressentit une compassion totale et franche à l'égard de l'Enfant blanc. Il le prit dans ses bras d'acier et le serra contre son torse marmoréen en lui disant : " Ne t'inquiète pas, je prendrai soin de toi. Tu n'as plus à avoir peur. " L'enfant blanc se calma et cessa de pleurer. Il croyait l'Homme noir. L'Enfant blanc avait fendu le coeur de l'Homme noir et un soleil aussi rayonnant que le soleil s'était mis à y briller, effaçant ainsi toute sa haine, son ire et sa rancœur.
L'Homme noir se jura de se venger de son oppresseur en lui faisant subir ce qu'il avait lui-même subi durant tant de décennies. Aucun blanc ne réchapperait de sa rage destructrice. Après avoir tué tous les sauvages blancs, il se reposerait au coeur de l'Afrique de son enfance. Résolu, l'Homme noir songeait que rien ne le ferait changer d'avis.
Au matin du neuvième jour, l'Homme noir parvint aux abords d'un village dévasté, désert et désolé.
" Qu'importe que cet enfant ne soit pas de mon sang , qu'importe qu'il soit le descendant de mes bourreaux … Il est seul et a besoin d'aide. Désormais, il sera mien. Je l'aiderai à grandir. "
Apaisé, heureux et satisfait d'avoir sauvé l'Enfant blanc, l'Homme noir recommença à courir, son protégé sur le dos. Il connaissait une joie nouvelle, celle d'aimer, de pardonner et de servir son prochain.
Inquiet, il raccourcit ses foulées, ralentit le rythme de sa course et, l'oeil aux aguets, traversa le village lugubre. Les assaillants avaient semé la mort au sein du village. Les rues étaient jonchées de cadavres de blancs, hommes, femmes, vieux, enfants. Les agresseurs avaient renversé les véhicules, incendié les maisons, pillé les magasins, détruit tout ce qu'ils avaient pu détruire et tué chaque individu, chaque animal, chaque source de vie. Ce spectacle macabre impressionna l'Homme noir mais il ne pleura pas parce qu'il s'agissait de blancs. Il se contenta d'avancer, enjambant les cadavres, contournant les véhicules endommagés, l'air glacial et inébranlable.
Soudain, au détour d'un croisement, l'Homme noir aperçut un enfant qui pleurait, recroquevillé sur le bord du trottoir, près de la carcasse d'une automobile.
Les cheveux du garçonnet étaient aussi blonds que la peau de l'Homme était noire. Ses yeux, d'un bleu pareil à celui bordant les plages africaines, versaient de grosse larmes cristallines, tandis que sa bouche fine émettait des sanglots plaintifs et saccadés. Des vêtements sales et déchirés l'habillaient et la crasse souillait sa peau blanche. Il semblait extrêmement misérable, malheureux et effrayé. L'Homme noir tressaillit. Un frisson parcourut son dos noueux et il se surprit à verser lui-même une larme. La détresse de l'enfant blanc, perdu au milieu de ce village en ruines, l'avait ému.
Il courut quelques jours encore, traversa la mer des Sargasses et l'océan Atlantique à la nage, et, arriva sur les rivages africains, accompagné de l'Enfant blanc.
Une ineffable félicité le submergea. Il revoyait son pays après quatre cents ans d'esclavage. Il marcha parmi la brousse, les forêts et les plaines, tenant l'Enfant blanc par la main. Tous deux, contemplaient les arbres, à la sagesse millénaire, et savouraient les vues offertes par ces contrées magnifiques.
L'Homme noir écoutait le vent et les animaux lui narrer mille et une histoires concernant leur Terre et, en les entendant, il se félicitait d'avoir conservé l'espoir parce qu'aujourd'hui, il était revenu sur cette terre magique. Il avait retrouvé l'Afrique de sa jeunesse pour ne plus jamais la quitter.
L'Enfant blanc aimait l'Homme noir, si bien que l'Homme noir eût la force et le courage nécessaires à la construction d'un royaume féerique au coeur duquel ils vécurent de nombreux siècles, en parfaite harmonie avec la faune et la flore, et où chaque individu s'épanouit pleinement.



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