Participations au Fanzine "Fun en Bulles"

Illustration d'un texte de Jérôme Pinon (Feb n° 33 - Mai/juin 1998)

page 1/2
FENDS LE COEUR D'UN HOMME,
TU Y TROUVERAS UN SOLEIL.


Texte: Jérôme PINON
Illustrations : Jean-Frédéric MINERY

L'Homme noir courait. Il courait à perdre haleine mais sa puissance lui permettait de maintenir la cadence. Il avait recouvré la liberté après quatre cents années d'esclavage. Quatre siècles à travailler dans les champs, des chaînes aux chevilles et aux poignets, avec pour seuls compagnons, ses frères d'infortune ainsi que la chaleur étouffante et les coups de fouet de ses oppresseurs.
Mais à présent, une seconde vie s'offrait à lui. Il avait brisé ses maudites chaînes et avait échappé à l'Homme blanc. En pantalon de toile beige et poussiéreux, il courait sur le chemin cahoteux qui l'éloignait de son malheur. Il s'enfuyait vers son Afrique natale d'où on l'avait enlevé alors qu'il n'était encore qu'un enfant.
Les hommes venus d'ailleurs avaient massacré les vieillards et les infirmes. Ils avaient violé les femmes et avaient enchaîné les membres valides de la population noire.
Ensuite, toujours enchaînés, ils reprenaient les outils et repartaient à la tâche, sous l'oeil vigilant du contremaître.
Parfois quand celui-ci estimait qu'un esclave ne fournissait pas un travail satisfaisant, il le fouettait jusqu'à ce que sa souffrance devienne intolérable. Alors, nullement ému par les cris du captif, mais attentif à garder un esclave valide, il le renvoyait au champ en lui ordonnant de travailler plus durement, qu'il fasse une chaleur torride, qu'il vente ou qu'il pleuve.
Il arrivait qu'un esclave périsse, si bien qu'on détachait les chaînes de son corps avant de jeter son cadavre dans une fosse commune, comme s'il s'était agi d'un simple animal.
La nuit, les esclaves exténués regagnaient les baraquements vétustes et s'allongeaient sur des couches sales et inconfortables, sans disposer, ni du droit ni de la force de laver leur sueur, le fruit de leur labeur.
Epiés par les larbins du propriétaire de la ferme, ils s'endormaient en silence, le coeur triste mais conservant l'espoir qu'un jour ils reverraient ou découvriraient l'Afrique pour y retrouver une vie paisible et heureuse.
L'homme noir s'abandonnait nu sommeil en songeant à son existence antérieure, à son enfance passée à courir à travers les plaines au côté des gazelles véloces, des singes agiles et des lions courageux.
Puis, ces sauvages indésirables et irrespectueux avaient jeté l'Homme noir et ses frères au fond des cales de bateaux gigantesques. Ils leur avaient ôté toute dignité, tout espoir et toute joie. En échange, les sauvages leur avaient légué la peur, le chagrin et le désespoir.
Les navires avaient hissé leurs voiles. Les hommes noirs les plus musclés avaient ramé sous la menace constante des fouets et des larmes avaient coulé le long de leurs joues lorsque leur Terre avait disparu. Patrie volée, joyau émergé d'un écrin éternellement bleu et mouvant.
Les mains jointes en guise d'oreiller, il revoyait sa terre. Il imaginait un soleil plus lumineux et plus chaleureux que celui qui brillait en Amérique. Il jouait avec des animaux fabuleux et il serrait les poings en se persuadant qu'il finirait par revoir son Afrique adorée, à la fois si lointaine et si proche.
Puis sa nostalgie se muait en rêves. Certaines fois, les cerbères relâchaient leur surveillance, de sorte que des clameurs et des chants s'envolaient des baraquements et rejoignaient l'esprit des ancêtres.
Le voyage parut interminable. Beaucoup d'esclaves moururent, victimes de maladies diverses, de la malnutrition, de l'épuisement ou d'une combinaison de l'ensemble de ces fléaux.
Les bateaux touchèrent enfin terre.
Les esclaves descendirent, attachés les uns aux autres, n'ayant que leur peine pour unique bagage. Ils découvrirent un continent vaste et beau mais dirigé par leurs ravisseurs, ces sauvages dénués d'âme et de scrupules.
Les marchands d'esclaves obligèrent l'Homme noir et ses frères à grimper sur des estrades de bois d'où ils les vendirent, leur prix variant selon leur âge et leur force. Les familles furent séparées et dispersées à travers l'Amérique entière.
L'Homme noir échoua dans une ferme appartenant à un homme riche, cruel et autoritaire.
L'Homme noir travaillait à la plantation dès le lever du soleil. Il se baissait pour racler la terre, ramasser les légumes, creuser des trous ou piocher sans répit. Ses frères et lui, épuisés, s'arrêtaient, juste le temps d'ingurgiter un repas fade destiné à leur redonner suffisamment de vigueur afin de continuer à s'éreinter.
Ainsi naquit une musique magnifique, sincère et merveilleuse qui devait essentiellement sa beauté au fait d'être la fille des champs, de la douleur et de l'espoir.
Ce temps dura quatre siècles au cours desquels l'Homme noir travailla, souffrit, pleura, géra sa colère et chanta pour ne pas succomber à la folie. Pendant ces siècles d'oppression, il vit défiler des générations et des générations d'esclaves qui ne connurent rien d'autre que les champs, le coton, le tabac, le sucre, la misère et le labeur.
Toutefois, les récits d'antan survécurent au poids des ans car les anciens, lors de leurs rares instants de tranquillité, les transmettaient aux jeunes, avant de s'éteindre et de retrouver le Dieu de leurs prières. Puis, les jeunes vieillissaient et racontaient, à leur tour, les récits narrant la splendeur de l'Afrique, la venue de l'Homme blanc et ses conséquences dramatiques.
C'est pourquoi, lorsque les flammes ravagèrent la ferme, les esclaves profitèrent de la confusion, de l'agitation et de la panique générale pour s'enfuir hors de cette immense prison nommée Etats-Unis d'Amérique, en vue de gagner l'Afrique, la terre des pères, leur Terre où ils seraient libres et souverains.


Accueil Ecrire un courrier Retour
Suivant
Haut de page